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Titre du blog : Kaleidoscope
Auteur : ktsteward
Date de création : 26-05-2008
 
posté le 08-12-2009 à 00:22:54

Saint-Nicolas des Étudiants


A la Saint Nicolas, je repense toujours à la Belgique de mes souvenirs (qui ne coincide pas forcément avec La Belgique), à Liège, à mes études à l'Université Catholique de Louvain et, fatalement aux étudiants buveurs de bière du cercle Agro qui baptisaient de leur urine ma terrasse et un de mes murs.

Il y a tout ça et bien d'autres choses encore dans mon Saint Nicolas des Etudiants.

 

St Nicolas

 

 

Saint-Nicolas des Étudiants

 

Il faut avoir fréquenté Liège dans la semaine du six décembre pour percevoir ce que peut être la Saint-Nicolas des étudiants. C'est une ambiance, une tradition, voire un art de vivre, pour certains. De même qu'il y a le 15 août et son péké, la foire d'octobre et ses laquements, il y a décembre et les vomissures des joyeux étudiants liégeois.

Impossible de rater ces troupeaux de jeunes éméchés, vêtus de blouses - les tabliers - dont on peut se dire, à condition de ne point manquer d'imagination, qu'elles furent blanches à l'origine. Pour l'occasion, les tabliers affichent une teinte caniveau, là où les feutres et bombes de peinture ont laissé le tissu visible. Ils vont de par les rues de la cité ardente, le nez rouge et couverts de grandes chaînes, sous l'œil amer des SDF dont ils accaparent la clientèle.

Les étudiants se postent à tous les feux rouges, même quand ceux-ci sont verts, et demandent de l'argent à ceux qui s'arrêtent ou se contentent de ralentir leur véhicule. Les liégeois portent sur leurs enfants un regard attendri, complaisant. Ils leur accordent donc l'aumône de quelques pièces sans illusion aucune sur l'usage prévu pour la somme rassemblée. Le soir, le carré, quartier des cafés et des discothèques, est envahi de blouses sales. Il se sert plus de bouteilles et de canettes de bière qu'à l'accoutumée et les chopes sont transformées en urinoirs avant de s'écraser sur les murs de la ville. Les estomacs se révoltent contre l'ivresse et les excès, les tabliers se salissent encore, on rit, on pleure, et vive Saint-Nicolas !

Une légende raconte que tout l'argent récolté à l'occasion de la quête de la Saint-Nicolas est nécessairement bu avant le sept décembre. Cette information sur l'ivrognerie bon-enfant des fils et filles de Tchantchès et de Nanesse, aurait très bien pu rester anecdotique. Je notai cependant l'acharnement avec lequel on insistait sur ce point précis, et je subodorai le mystère derrière les apparences grossières de cette tradition.

À partir de ce moment-là, j'ouvris les yeux et les oreilles et, sans jamais poser de question directe, je menai mon enquête.

Loin de moi l'intention de vous conter par le menu les indices qui vinrent à moi, ni le détail des circonstances qui me les firent découvrir. Il me fallut plusieurs années pour me faire une idée claire sur ce sujet et je me propose de vous livrer, le plus simplement du monde, mes étonnantes conclusions.

Il faut, pour ce faire, remonter dans le passé jusqu'au IIIème siècle de notre ère, au temps de Nicolas Merin, le futur Saint-Nicolas. L'homme, ni pire, ni meilleur que vous ou moi, vivait dans le village de Liège, au confluent de la Legia et de la Meuse. Il avait la fâcheuse habitude de regarder par les trous de serrures. Il est vrai qu'à cette époque il n'y avait pas encore la télévision et ses fameux reality shows. Il ne restait, pour les gens curieux et voyeurs, que ce moyen répréhensible pour assouvir leur obsession. Nicolas, cependant, ne regardait jamais dans les serrures des portes dont il savait qu'elles donnaient sur une chambre à coucher ou une pièce d'ablutions. Sa conscience était avec lui car ce penchant constituait son seul et unique vice.

Un jour qu'il traînait non loin de la boucherie Foutard, Nicolas aperçut une porte qu'il n'avait jamais remarquée. Il eut l'impression que la serrure le fixait droit dans les yeux, racoleuse, prometteuse. Un regard à droite, un à gauche... rien derrière ?

Il s'approcha sans bruit de la porte de l'arrière-boutique du boucher et appliqua voluptueusement son œil sur le trou. Plus rien n'existait alors que cette forme minuscule qui donnait forcément sur de délicieux secrets et ne demandait qu'à les lui révéler. La pièce derrière la porte était plongée dans la pénombre il lui fallut un long instant pour discerner les mouvements correspondant aux bruits légers qu'il entendait déjà distinctement. Ce qu'il y découvrit le pétrifia. Père Foutard, le boucher, marchait de long en large dans sa remise, s'adressant à des gens que Nicolas ne pouvait voir. Il revenait toujours vers le grand saloir en répétant : « Que vais-je faire de vous, maintenant ? » et « Bah ! Si je mélange le tout avec du bœuf haché, ils n'y verront que du feu ».

Soudain une voix répondit à la litanie de l'homme au tablier sanglant. C'était une plainte d'enfant : « S'il vous plaît ! Laissez-nous partir, nous ne dirons rien à personne, mais de grâce, ne nous changez pas en salaison ! »

Nicolas retint un cri d'horreur et, résolu à agir pour sauver les enfants, observa la scène du drame à la recherche d'idées. Combien d'enfants pouvait contenir le saloir ? Valait-il mieux les délivrer par la porte ou par la petite fenêtre à l'autre bout ? C'est le cerveau bouillonnant de toutes ces questions que Nicolas rentra chez lui.

Plus tard, la nuit tombée, il revint sur les lieux avec une corde, au cas où, et de quoi crocheter la porte.

Tout se déroula comme il l'avait prévu. Nicolas libéra les trois enfants et, comme ils étaient morts de fatigue et encore tout effrayés de leurs mésaventures, il pensa qu'ils avaient besoin en priorité de manger et de dormir. Il les ramènerait à leurs parents respectifs dès l'aube.

Mais la nouvelle de la disparition des enfants avait fait son chemin. Le temps de rendre visite aux familles susceptibles d'héberger leurs petits, de faire le lien entre les trois et de décider s'il valait mieux chercher dans le village ou dans la forêt, deux jours s'étaient passés. Les pères des disparus s'organisèrent pour passer de maison en maison, afin de signaler le drame et de recueillir d'éventuels témoignages.

C'est ainsi qu'ils en vinrent à frapper, ce soir-là, aux carreaux de fenêtre de Nicolas, qui veillait sur le sommeil des trois anges.

« Chut ! » fit-il en ouvrant la porte doucement, « Ils sont si épuisés après ce qu'ils ont vécu ! ».

Les enfants dormaient sur un matelas de fortune, à quelques pas seulement de la porte et lorsqu'ils les aperçurent, les pères, furieux se jetèrent à bras raccourcis sur le pauvre Nicolas.

Il le battirent et l'injurièrent si bien que les enfants réveillés en sursaut se mirent à hurler tous les cris qu'ils gardaient en eux depuis deux jours.

Quelle effroyable méprise ! Que de cris, que de boucan !

Les enfants ramenés à leurs mamans étaient entourés de soins et sommés de ne plus penser à leur calvaire qu'on se gardait bien de mettre en mots.

Nicolas fut immédiatement enfermé à la maison d'arrêt dont les barreaux étaient renforcés par les témoignages défavorables de ceux qui, l'ayant déjà vu penché sur une serrure, l'estimaient terriblement pervers.

Des mois plus tard, lorsque le bon Nicolas passa en jugement, c'était le début du mois de décembre. Les enfants délivrés avaient plaidé en sa faveur... en vain. Le héros échappa à la mort, mais fut condamné à la réclusion à perpétuité. Il n'avait pas de famille et, les juges, en prononçant sa condamnation, s'attendaient à ce qu'après dix ans de prison au régime « pain sec et eau », Saint-Nicolas, comme l'appelaient ses co-détenus, mourrait.

Mais c'était compter sans la grâce et la reconnaissance. Les enfants du village organisèrent des collectes pour offrir à Nicolas une pension très décente qui lui permit de manger assez grassement tous les jours. Dieu, quant à lui, furieux de la bêtise des hommes, fit don à Saint-Nicolas d'une longévité hors du commun. Les enfants grandirent et transmirent à leurs petits frères la vérité sur le drame de Saint Nicolas. Puis, ils devinrent parents et oublièrent, comme tous les adultes, leur sens profond de la justice.

Pendant des siècles, les plus jeunes eurent connaissance du secret de Saint Nicolas, jusqu'au moment où, parvenant au bout de l'enfance et au seuil de l'oubli, ils participaient à la grande quête. C'est ainsi que, contrairement à ce que tous répètent, il y a bien une partie non bue de la collecte des étudiants de Liège. Celle-ci est envoyée à la prison de Lantin, pour les soins d'un certain Nicolas Merin.

Sceptique de nature, je refusai évidemment de croire qu'un homme vieux de dix-sept siècles vivait dans la région Liégeoise. Mais les témoignages que je recueillis auprès des femmes « anges des prisons » et de quelques ex-prisonniers ne me laissèrent que quelques doutes sur l'existence de ce prisonnier hors du commun. Je ne fus certain de mon fait qu'en allant moi-même rendre visite au sieur Nicolas Merin.

C'était l'homme de la légende, incontestablement.

Vous ferai-je part de mes preuves ?

Non. Pas si mes mots doivent mettre en péril la tranquillité d'un saint homme.

Combien de grands magasins ne feraient tout pour avoir, chez eux, le véritable Saint-Nicolas avec sa barbe blanche. Combien ne l'obligeraient pas à poser devant un photographe avec des bonbons pour les enfants ?

Alors, comme les Liégeois, je ne dis rien, et je donne des pièces aux étudiants pouilleux.

Je me tais et je garde pour moi ce sentiment étrange qui m'étreint quelquefois lorsque, dans la rue, les voix des enfants chantent :

« Venez venez, Saint-Nicolas ! »

Les entend-il aussi parfois ?