posté le 24-05-2009 à 22:35:39
Elucider le passé : Le Liseur de Bernhard Schlink
J'ai lu des dizaines de textes de science-fiction préoccupés par le destin de la planète et par le devenir de l'humanité tout entière. Je me suis régalée de nouvelles fantastiques plongeant au cœur de la folie et dans les noirceurs les plus immondes de l'âme humaine. J'avoue que, faisant suite à de pareils vertiges, la perspective de me pencher, le temps d'un roman de littérature générale sur les souvenirs amoureux d'un jeune allemand ne m'excitait guère, a priori.
Mais l'épaisseur raisonnable du livre, l'envie de faire une pause entre deux récits de Yama Loka terminus dont il faudra aussi que je dise deux mots, ont achevé de me convaincre de me pencher sur Le Liseur de Bernhard Schlink.
De prime abord, le texte était léger. Le jeune Michael racontait son adolescence en commençant par sa maladie, une parenthèse dans sa scolarité et l'occasion de rencontrer Hanna.
Ce qui aurait pu être banal, se présentait déjà d'élégante façon. Les impressions, intactes, le filtre d'un regard particulier. Tout ce qui précède et accompagne la rencontre est nimbé d'une lumière spéciale, celle que l'on tente de conserver, malgré tout aux instants de bonheur perdus ultérieurement.
Puis, c'est l'histoire d'amour. Une aventure sur laquelle le narrateur s'abstient de porter un jugement. Ni celui de l'enfant qu'il était encore à l'époque. Ni même celui de l'adulte qu'il est devenu par la suite. Il livre les faits, avec ses impressions. Ce sentiment d'être un homme. Les rituels amoureux du couple et en particulier celui qui donne son titre au roman: il lui fait la lecture avant de faire l'amour. Et le personnage d'Hanna, insaisissable jusqu'au bout. Elle cache quelque chose, elle dissimule une faiblesse. C'est ce que l'on perçoit derrière sa force de caractère. On peut même deviner, touche par touche son secret, mais sans jamais que soit gâché le déroulement de la suite : le procès.
Hanna est accusée avec d'autres femmes, d'avoir joué un rôle dans les horreurs de l'Allemagne nazie. Schlink analyse, avec ce récit de procès, le rapport des jeunes allemands avec le passé de leurs parents. Les aimer et leur en vouloir d'avoir commis l'inacceptable. Les haïr et se demander, sans jamais pouvoir répondre, comment, à la place de ces gens, ils auraient réagi. Découvrir qu'ils ont aimé des gens capables du pire ou simplement capable de tolérer à leurs côtés, des monstres en puissance, des humains sans héroïsme.
Pourquoi et comment une personne ordinaire devient-elle un bourreau?
La question n'est pas nouvelle. On a souvent vu des romans tenter d'explorer l'âme humaine pour comprendre "où ça dérape". On a souhaité voir des drames indicibles dans l'histoire de ceux qu'on veut appeler "monstres". On eu a envie de les réduire à une somme de souffrances et d'en tirer une équation de la méchanceté, une recette du bourreau : une pincée de maltraitance familiale, une larme de sentiment d'injustice, une pluie de pauvreté, deux mesures d'ignorance etc., etc.
C'est un peu trop facile. C'est une pente trop naturelle : Mettre le mal à distance, feindre d'en comprendre le mécanisme et se croire à l'abri de la monstruosité.
Ça fonctionne peut-être un peu quand on se penche sur le cas des serial killers ou des pédophiles d'aujourd'hui. On peut les isoler, les parer d'inhumanité, les disséquer et les croire différents.
Ça ne peut pas marcher dans un contexte tel que la seconde guerre mondiale où tant de gens ordinaires, sans traumatismes particuliers ont contribué, chacun à son échelle, à l'horreur des camps, de la haine, de la guerre.
Ils ont choisi, comme nous choisissons tous, avec les éléments que nous avons en main. Une conviction politique qui colle avec ses émotions, l'envie de servir à quelque chose et d'embrasser une cause d'envergure ? Ils ont tué sans excuses, parfois, pour des raisons qui ne pèsent pas une cacahuète sur la balance de la justice. Un mal de crâne, l'ennui, le besoin de confort, un pourquoi pas, un brin de conformisme ?
Michaël suit le procès des femmes, jour après jour et essaie de comprendre. Comprendre ce qu'a pu faire Hanna, comprendre pourquoi elle l'a fait, comprendre aussi son amour pour elle, ce qu'elle était et ce qu'elle est encore. Il tente d'affronter ses propres lâchetés et d'aller au-delà du dégoût obligatoire.
Puisqu'on aime dans les livres les échos qu'ils nous renvoient, j'ai savouré le récit de la maladie de Michaël :
«Quelles périodes magiques que les périodes de maladie, dans l'enfance et la jeunesse! Le monde extérieur, le monde des loisirs [...] ne parvient que par des bruits assourdis jusque dans la chambre du malade. Il y foisonne au contraire un monde d'histoires et de personnages, ceux des lectures. La fièvre, qui estompe les sensations et aiguise l'imagination, fait de la chambre un espace nouveau, à la fois familier et étrange; »
Il est aussi question d'insomnies : «Ce sont des heures sans sommeil, mais non de cette insomnie qui est un manque: ce sont des heures de plénitude.[...] Ce sont des heures où tout est possible, le bon, comme le mauvais.»
Ce sont ces phrases qui m'ont donné envie de poursuivre la lecture.
Et puis les mots.
La place faite aux mots dans ce roman !
Lire pour ceux qu'on aime.
Partager ses lectures.
Le don de mots est une greffe de sens.
J'ai trouvé saisissant le passage où est décrite l'anesthésie face à l'horreur : «Moi qui étais là tous les jours, j'observais leur réaction avec un certain recul. Tout comme celui qui dans un camp de concentration, a survécu mois après moi et s'est habitué, et enregistre froidement l'horreur qu'éprouvent les nouveaux arrivants. La perception qu'il en a est anesthésiée, comme celle qu'il a des morts et des meurtres quotidiens.» L'anesthésie atteint sans discernement et les victimes, et les bourreaux. Même les juges et les observateurs. L'horreur ne peut pas être disséquée, parce qu'elle n'est pas mortelle. Elle ne se range pas sur les étagères de l'histoire. Elle ne devient pas inerte sous les couches de poussière. Elle est de l'ordre de l'indicible, de l'incompréhensible.
«Nous ne devons pas nous imaginer comprendre ce qui est inconcevable.»
La difficulté d'élucider le passé est présente dans tout le récit, que ce soit pour évoquer l'histoire collective ou pour dépeindre l'aventure de Michaël et Hanna. L'auteur a le courage d'admettre qu'il ne comprend pas, qu'il ne sait pas par quel enchaînement de causalités les événements se sont produits.
C'est la moindre des honnêtetés.
L'issue du récit surprend, pouvait-on en imaginer d'autres ?
Hollywood l'aurait fait.
La vie s'en dispense. Elle ne cherche pas à séduire.
Enfin, ce livre se termine sur
une réflexion sur l'écriture. Qu'écrivons-nous?
«Que l'histoire que j'ai écrite soit la bonne, c'est le fait que je l'ai écrite qui le garantit, et que je n'ai pas écrit les autres. La version écrite voulait être écrite »
Les faits ne se laisseraient écrire qu'après l'apaisement. Exorciser, oublier, fixer, classer ou transformer une histoire ne sont pas des motivations valables aux yeux de Schlink.
«Je pense qu'elle est exacte, et qu'à côté de cela, la question de savoir si elle est triste ou heureuse n'a aucune importance.»
Puis il parle du passé avec des mots qui entrent en résonnance avec mes propres impressions :
«Les strates successives de notre vie sont si étroitement superposées que dans l'ultérieur nous trouvons toujours de l'antérieur, non pas aboli et réglé, mais présent et vivant.»
Commentaires
Je me sentirai bien vide sans ces personnes... Elles me font parfois (souvent) oublier le réel...
Qui hantent comme cela ?
«Il y foisonne [...]un monde d'histoires et de personnages, ceux des lectures.»
Est-ce qu'on ne devient pas dingue avec tous ces gens dans la tête? Est-ce qu'on n'en perd pas ses repères entre le réel et l'imaginaire?
J'aime les lectures qui nous hantent longtemps... Après Le Liseur, laissons place à A Lesson Before Dying...
Il a fallu que je recherche une image d'illustration pour apprendre qu'il existait un film tiré de ce récit. Inculture, quand tu nous tiens !