Lire Une Poupée en Chocolat tout en m’occupant du lancement dans le monde de mon dernier livre, L’Évangile selon Myriam, était un véritable défi.
Le livre d’Amandine Gay ne se contente pas de l’énergie résiduelle des fins de longues journées. C’est un texte exigeant, dense et impitoyable qui vous veut en pleine forme et réclame une attention entière.
Je l’ai commencé à la mi-octobre et, au rythme que m’ont permis les semaines de travail, la thèse, les week-ends de festivals en France et ailleurs, il m’a fallu un mois pour en venir à bout.
La richesse d’un mille-feuille
On commence à connaître mon goût pour les lasagnes et leur équivalent sucré, le mille-feuille.
Une Poupée en Chocolat alterne des moments de la vie de l’autrice et des passages théoriques un peu arides, que la promesse d’une nouvelle tranche de vie rend plus simples à ingurgiter.
On sait, de toute façon, que les chiffres et les analyses ainsi présentés sont indispensables à la compréhension fine de ce qui a fait Amandine Gay, de son récit de vie.
En fait, avec ses 365 pages (une par jour de l’année ?), elle invite la lectrice à refaire avec elle, brique par brique, la construction de sa cohérence, de son identité fluide et multiple d’aujourd’hui.
Des échos
Comment ne pas trouver, entre les apports sociologiques divers et les récits plus personnels, de vagues ressemblances avec ma propre histoire?
En réalité, j’ai été surprise du nombre de points communs pouvant exister entre cette femme adulte, adoptée dans une famille aimante et moi-même, abandonnée au sein même de ce qui aurait dû être ma famille.
Le film « Une Histoire à soi » m’avait rappelé le nombre de fois où, enfant, j’avais rêvé d’être adoptée, souvent par une mère blanche qui serait forcément mieux que la mienne, et avait attisé un sentiment diffus de culpabilité.
Le livre l’a dissipé. Ce que je prenais pour des murs m’a tout l’air d’être des ponts.
Si j’ai pu grandir entourée de gens qui me ressemblent, ma chance n’en était pas vraiment une. Ma mère m’a tôt fait savoir que j’aurais mieux fait de ne pas naître et, avec toutes ces personnes censées me protéger, elle m’a permis de découvrir différentes nuances de la maltraitance.
« J’ai déjà évoqué ma conviction profonde dès l’enfance d’être spéciale, ce sentiment que le début de vie hors du commun qui a été le mien ne peut s’expliquer que par le destin hors du commun qui m’attend.»
C’est par ces mots qu’Amandine Gay introduit le complexe de Moïse. Pour reprendre à mon compte cette histoire biblique (une de celles qui ne font étonnamment pas partie de l’Évangile selon Myriam), c’est comme si mon panier avait dérivé longtemps sans jamais rencontrer de princesse, au point que j’aie dû ramer un temps, sauter du panier trop petit et apprendre à nager seule pour infiltrer, à force de volonté démente, la compagnie des puissants.
N’est-ce pas ce qu’on appelle un destin exceptionnel ? Quelle obligation m’a poussée ? Quelle revanche restait à prendre ? N’était-ce pas une façon de justifier qu’on m’ait laissée vivre malgré tout ?
Je comprends mieux, après cette lecture, pourquoi le motif de l’adoption revient sans cesse et s’impose dans plusieurs de mes écrits aux côtés de celui de l’enfant de trop. Dans Eugénie grandit, bien sûr, mais aussi dans Six faces d’un même cube qui l’explore différemment et d’autres textes à paraître.
J’ai trouvé dans ce livre, dans cette vie qui n’est pas la mienne, comme un écho.
L’écho, c’est quand ça touche quelque chose.
L’écho, c’est une répétition, mais un peu différente.
Ont résonné de même, le dedans-dehors, le Gospel, Dieu, la vie, la gynécologie, les familles où on se réfugie, l’accusation d’être une Bounty, pas assez vraie, pas assez authentique, jamais au bon endroit….
Des racines impossibles.
J’ai retrouvé dans le livre d’Amandine Gay qui, au fur et à mesure des pages, devenait un peu le mien, cette quête existentielle qui m’a occupée une bonne partie de ma vie.
Quelle inscription dans l’histoire de l’humanité quand ceux qui vous ont donné vie vous expliquent qu’ils auraient vraiment préféré ne pas ?
Que chercher dans ce non-désir de soi ?
Quelle histoire bâtir avec un non-commencement ?
Comment ne pas préférer la fuite en avant ?
Aujourd’hui, je me reconnais dans ces mots :
« Et je me connais désormais assez pour comprendre ce qui fait naître en moi le désir de création : je suis devenue une artiste, car c’est l’identité qui comprend toutes les autres et me permet d’être la fille de mes œuvres. »
« Je ne sais pas appartenir », écrivais-je au début des années 2000, quand, exilée en Belgique avec mon compagnon d’alors, je cherchais à rassembler les pièces de ce qu’il me semblait être et songeais à rédiger ce qui est devenu, dix ans plus tard, Noir sur Blanc.
Ma non-appartenance est encore là. Ce n’est pas un simple refus des étiquettes. C’est la traduction d’une incapacité à m’inscrire dans un groupe quel qu’il soit.
Mes tentatives pour recréer quelque chose qui ressemble à une famille n’ont connu qu’un succès limité. J’y ai renoncé pour une sorte de communauté flexible aux liens lâches et aussi peu contraignants que possible.
Pas de liens, pas de parachute.
Je n’ai que mes œuvres et ceux qu’elle me permet de rencontrer. Certains restent. Longtemps. C’est terrifiant.
La Guérisseuse blessée
Je n’ai pas manqué de relever, tout au long de ma lecture, les évocations de ces gens qui exercent la profession que j’ai récemment embrassée. Psychologue.
Ceux qui font du mal, ceux qui font du bien.
Ceux qui croient savoir déjà, ceux qui écoutent pour de vrai.
Plus d’une fois, j’ai eu peur d’être une mauvaise psychologue à cause de mes nombreuses fêlures. Qui a lancé cette légende qu’il faudrait être sans faille pour pouvoir aider les autres ?
La « culpabilité des soignantes de n’être jamais pleinement guéries elles-mêmes » dit l’autrice.
Mon propre psychothérapeute, il y a ... longtemps, me disait pourtant : ne pensez-vous pas que nous sommes des gens comme vous qui avons peut-être trouvé quelque chose ?
Faire un travail sur soi avant d’aider me semble indispensable, mais c’est justement ce qui permet de savoir ce qui est ma blessure, ce qui est celle de l’autre et ce qui, dans la mienne, me permet d’être à l’écoute autrement qu’avec les mots.
Alors, je ne suis pas à l’abri d’être une mauvaise praticienne, mais ce ne sera pas pour cette raison-là.
Comme Amandine Gay, je me reconnais dans la figure de la guérisseuse blessée. Pas pour pleurer, pas pour me lamenter, mais pour attester que « Même pas morte », il est possible d’apporter ce dont on a pu manquer.
Can I have a testimony?
Commentaires
Bonjour,
bravo pour la photo du jour!
Bonne journée!