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Titre du blog : Kaleidoscope
Auteur : ktsteward
Date de création : 26-05-2008
 
posté le 12-09-2021 à 16:28:04

On ne traverse pas la mangrove.

 


 

Le titre du roman de Maryse Condé que j’ai lu, il y a quelque temps, m'a fait sourire. C’est toujours une mauvaise idée de traverser la mangrove. On peut la contourner, on peut, comme l’ont fait les promoteurs aux Antilles, la combler, mais aucune de ces opérations ne suffira pour échapper à la lourdeur humide et fétide de la mangrove.

 

J’ai décidé d’intégrer l’autrice guadeloupéenne à mon programme de lecture de fictions en constatant la violence du sentiment de perte provoqué chez moi par l’annonce mensongère de son décès sur les réseaux.

La lire et la relire, parce que mon regard sur les Antilles a changé et continue d’évoluer. Ce n’est plus seulement l’endroit que j’ai fui pour survivre, ce n’est plus le lieu où la religion a fait de moi une exilée de l’intérieur. Maintenant que la survie est assurée, maintenant que j’ai construit, avec les miettes que m’ont laissées mes différents traumatismes, une personne à peu près fréquentable et en mesure de penser sa propre complexité, rien n’est si sûr. 

Il m’apparaît qu'avoir grandi en Martinique, même sur des modalités particulières, même en suivant des chemins bricolés, a contribué bien plus que je ne le pensais à faire de moi celle que je suis. Pour vouloir fuir un endroit, il faut déjà y être, n’est-ce pas ?

 
 
Maryse Condé place son récit dans le lieu-dit Rivière au Sel, dont on ne saura que l’ambiance : une forêt, une ravine, la montagne, le village, des maisons, des habitants de différentes couleurs, un mystérieux cimetière d’esclaves...
Francis Sancher, un étranger sud-américain, dernier arrivé à Rivière au Sel est mort. Il est de ces gens dont la rencontre ne laisse pas indifférents. Mais qui est-il au fond ? 
C’est à travers les témoignages de ceux qui l’ont croisé, aimé ou détesté qu’on fera le tour de ce qu’il a pu être, en apprenant surtout, au passage, sur les différents narrateurs. 
L’ambition des uns, la jalousie, les crimes des autres, la condition féminine lestée de fatalité, la hiérarchisation des couleurs de peau et les tensions raciales, les différences de classes sociales, les rêves enfouis ou caressés… Tout ce qui grouille dans un immense bouillon, la mangrove d’un inconscient partagé.
 
Dans ce village où chacun surveille tout le monde, c’est la rencontre avec Sancher qui révèle l’intimité de chacun.
La veillée, moment mi-triste, mi-convivial est l’occasion de voir défiler ceux qui viennent pour rendre hommage au défunt, ceux qui se réjouissent de son décès et ceux qui par faim ou par curiosité viennent « là où ça se passe ».
  
« Tu vois, j’écris. Ne me demande pas à quoi ça sert. D’ailleurs, je ne finirai jamais ce livre, puisque, avant d’en avoir tracé la première ligne et de savoir ce que je vais y mettre de sang, de rires, de larmes, de peur, d’espoir, enfin de tout ce qui fait qu’un livre est un livre et non une dissertation de raseur, la tête à demi fêlée, j’en ai trouvé le titre : “Traversée de la Mangrove”.

J’ai haussé les épaules.

– On ne traverse pas la mangrove. On s’empale sur les racines des palétuviers. On s’enterre et on étouffe dans la boue saumâtre.

– C’est ça, c’est justement ça. »

  

Au bout de ma lecture, je me dis que l’impossible traversée est cette entreprise que tente l’écriture elle-même. Donner à voir l’invisible par petits bouts, dire l’indicible en s’y mettant à plusieurs, disséquer l’incompréhensible en l’attaquant de différentes positions.
 
 
J’ai exploré ma mangrove une première fois en écrivant Noir sur Blanc, mon premier texte autobiographique, une quête de la vérité, comme fidélité aux souvenirs enkystés et interdiction de ravauder les trous de mémoire.

J’y suis retournée avec les Confessions d’une séancière, pour constater, avec le recul du temps et de la distance, ce qu’il me restait des récits surnaturels des Antilles et leur lien avec les questions de société qui m’importaient alors. Quelle lumière de vérité cette fiction-là pouvait-elle jeter sur notre monde d’humains ?

L’Évangile selon Myriam va faire le tour, quant à lui, de la mangrove de la vérité, directement. Quel angle, quel récit pour la donner à voir ?


J’ai des idées de mangroves à visiter encore, les approcher seulement, tenter de les cerner, mais jamais les traverser, car je sais qu’on n’en revient pas.